Les causes de dissolution judiciaire pour justes motifs
Les causes de dissolution judiciaire pour justes motifs
L’article 1844-7-5° du Code civil laisse aux juges le soin d’apprécier si le motif invoqué présente un caractère de gravité suffisant pour justifier qu’il soit mis fin à la société. Il donne néanmoins deux exemples qui correspondent d’ailleurs aux cas sur lesquels les tribunaux ont le plus souvent à se prononcer : l’inexécution par un associé de ses obligations et, surtout, la mésentente entre associés.
S’agissant des conflits entre associés égalitaires, la dissolution de la société ne peut être prononcée par le juge, que s’il constate une paralysie du fonctionnement de celle-ci. Cette condition attachée à l’hypothèse de la mésintelligence entre les associés est requise dans tous les cas de dissolution pour justes motifs, car elle est précisément un élément de ces justes motifs (exemple : dissolution prononcée pour inexécution par un associé de ses obligations).
En l’absence de paralysie, la dissolution ne peut pas être prononcée, même en cas de mésintelligence grave entre les associés égalitaires ne permettant pas de poursuivre l’activité des associés.
Selon la jurisprudence :
– ne constitue pas un juste motif la mésentente sans incidence sur le fonctionnement des organes sociaux et les résultats, l’exercice social étant bénéficiaire ;
– ne constitue pas un juste motif la mésentente liée au défaut d’envoi de documents à un associé et à l’absence de convocation de ce dernier à plusieurs assemblées générales, ne paralysant pas le fonctionnement de la société, son opposition n’empêchant pas la prise de décision ;
– ne constitue pas un juste motif les manquements commis par le gérant associé, moins graves que ceux commis par son coassocié qui les lui reprochait, du temps où il exerçait lui-même la gérance ;
– ne constitue pas un juste motif la disparition de l’affectio societatis, n’entraînant pas une paralysie du fonctionnement de la société. Notons toutefois que des décisions en sens contraire existent, estimant que la disparition de l’affectio societatis ne peut que nuire au bon fonctionnement de la société ;
– ne constitue pas un juste motif la mise en sommeil de la société depuis de nombreuses années, dès lors que l’impossibilité de fonctionnement normal de la société n’était pas établie ;
– ne constitue pas un juste motif la mésentente ne provoquant pas une paralysie actuelle du fonctionnement de la société ;
– ne constitue pas un juste motif la mésentente entre associés établie par les échanges de courriers entre le demandeur et un autre associé, et la plainte pour violence volontaire aggravée qu’il a déposée à l’encontre de son ancienne compagne et associée, sans démonstration de la paralysie du fonctionnement de la société ;
– ne constitue pas un juste motif les désaccords nés de la mésentente durable entre deux groupes d’associés égalitaires d’une société, devenue déficitaire, n’établissant pas la paralysie du fonctionnement de celle-ci.
En revanche, la jurisprudence reconnaît de justes motifs dans les situations suivantes :
– constitue un juste motif l’impossibilité pour les associés d’une SCS de s’entendre pour remplacer le gérant, seul commandité, démissionnaire pour raison de santé ;
– constitue un juste motif la rupture de la répartition égalitaire entre associés de SNC ayant entraîné des conflits persistants, compromettant la bonne marche de la société ;
– constitue un juste motif les dissentiments profonds entre deux groupes d’associés égalitaires provoquant la perte de légitimité du gérant et rendant impossible la prise de décisions, même en l’absence de péril économique ;
– constitue un juste motif les divergences fondamentales, quant à la politique d’investissement, entre un associé commandité, seul gérant d’une SCA, et les actionnaires commanditaires, et l’échec des tentatives pour mettre fin à cette situation de blocage paralysant le fonctionnement de la société ;
– constitue un juste motif l’impossibilité pour les associés, divisés en deux blocs égaux, de prendre des décisions à moyen et long terme, cette mésentente conduisant la société à la ruine dans le contexte d’une procédure judiciaire conduite sans l’efficacité souhaitable ;
– constitue un juste motif l’impossibilité pour les associés de remplacer le Conseil d’administration ayant démissionné depuis plusieurs années, aucune majorité ne se dégageant pour faire fonctionner la société, alors même que les comptes sociaux étaient positifs ;
– constitue un juste motif les manquements à ses obligations par un associé qui, en violation des statuts, s’était retiré de la société et avait repris ses apports en nature sans plus répondre aux convocations aux assemblées générales extraordinaires visant à régulariser la situation après son départ ;
– constitue un juste motif les graves conflits personnels et sociaux nés de la crise conjugale entre associés égalitaires, conduisant à une paralysie du fonctionnement de la société et rendant inconcevable la tenue d’une assemblée générale ;
– constitue un juste motif le blocage total de la société en raison d’une répartition égalitaire des droits de vote entre les associés, l’ensemble des délibérations de l’assemblée générale étant rejeté malgré la désignation d’un mandataire ad hoc ;
– constitue un juste motif la mésentente grave et générale entre deux associés entraînant l’absence de convocation à l’assemblée générale, de présentation de bilan et de reddition de comptes, l’impossibilité de prendre des décisions et la paralysie du fonctionnement de la société ;
– constitue un juste motif la mésentente entre deux associés qui, en raison de l’unanimité requise pour l’adoption de certaines décisions sociales, amenait l’associé gérant à prendre seul ces décisions en violation des statuts, violation qui établissait que la société ne pouvait plus fonctionner normalement et était paralysée ;
– constitue un juste motif la mésentente caractérisée par les poursuites disciplinaires à l’encontre d’un associé qui avait tenu des propos agressifs et qui manquait également à son obligation de contribuer aux charges de la société, désorganisant le secrétariat commun tout en empêchant par son absence la tenue d’une assemblée générale extraordinaire ;
– constitue un juste motif la mésentente et l’animosité familiale entre deux groupes d’associés égalitaires empêchant l’approbation des comptes sociaux, l’adoption de toute décision collective et provoquant le blocage des comptes bancaires malgré la désignation d’un administrateur provisoire ;
– constitue un juste motif la mésentente permanente et générale entre deux associés égalitaires d’une SAS, source d’un grand nombre de litiges, qui compromet le fonctionnement normal de la société en empêchant l’adoption des décisions collectives, la consultation du Comité de direction et la mise en œuvre de la procédure statutaire de sortie d’un associé ;
– constitue un juste motif la mésentente entre les associés d’une société qui ne pouvait plus fonctionner, depuis huit ans, que grâce à un administrateur provisoire ;
– constitue un juste motif la mésentente entre associés d’une société dans laquelle une profonde confusion résultait notamment du défaut de tenue des assemblées générales, du recours contesté à des consultations écrites, du défaut d’approbation des comptes et des anomalies affectant ceux-ci ; cette confusion marquait la disparition de l’affectio societatis et portait atteinte de façon irréversible au fonctionnement des organes de gestion.
L’action en dissolution judiciaire pour justes motifs
Le droit d’agir, dissolution judiciaire pour justes motifs
Seul un associé peut demander la dissolution pour justes motifs, même s’il est à l’origine de la mésentente. Mais si le seul motif qu’il invoque est cette mésentente, la dissolution sera écartée. S’il n’est pas possible de déterminer à qui la mésentente est imputable, le juge peut prononcer la dissolution.
Le droit de demander la dissolution est, pour chaque associé, une prérogative d’ordre public et ne peut donc être soumis à aucune restriction dans les statuts. Cependant, il est possible d’inclure dans les statuts une clause compromissoire renvoyant à des arbitres le soin de statuer sur l’action en dissolution.
Il est aussi possible de prévoir que la dissolution pourra être évitée si les associés rachètent les droits sociaux du demandeur en dissolution. Il n’est pas nécessaire que les comptes sociaux aient été préalablement établis pour que l’action en dissolution pour mésintelligence entre les associés soit recevable.
L’action en dissolution pour mésintelligence entre les associés doit être écartée lorsque les faits invoqués, bien que connus des demandeurs, n’ont suscité de leur part aucune objection pendant une longue période (exemple tiré de la jurisprudence : dix ans).
Elle doit être dirigée contre le ou les associés auxquels est imputable la cause de dissolution, mais aussi contre la société elle-même, étant précisé qu’elle ne doit pas être exercée de façon abusive sous peine de dommages-intérêts à la charge du demandeur.
Le Tribunal compétent
L’action en dissolution relève de la compétence du Tribunal de commerce, y compris lorsqu’elle concerne une société de fait à activité commerciale (Cass. com. 8-7-1970 : Rev. sociétés 1971 p. 154), mais non du juge des référés.
Attention : le Tribunal de commerce a été déclaré incompétent compte tenu de la clause d’arbitrage incluse dans un protocole d’accord en contradiction avec les statuts d’une société constituée ultérieurement entre les parties, dès lors que celles-ci avaient prévu que les termes du protocole devaient prévaloir.
Les pouvoirs du tribunal
Les juges du Tribunal de commerce doivent apprécier la valeur des motifs allégués en se plaçant au moment même où ils rendent leur décision. Ils disposent d’un pouvoir souverain d’appréciation.
Les juges ne peuvent pas rejeter la demande en dissolution et ordonner l’exclusion de l’associé demandeur en l’obligeant à céder ses parts ou actions à ses coassociés.
Toutefois, la possibilité de rachat est licite lorsqu’elle résulte d’une clause statutaire acceptée par tous les associés
– soit dans les statuts d’origine,
– soit en cours de vie sociale sur décision unanime de leur part,
– auquel cas le juge sera tenu par ces dispositions statutaires.
Le jugement prononçant la dissolution pour justes motifs produit effet au jour où il est rendu, sans rétroagir au jour de la demande. Il est possible de demander l’exécution provisoire de ce jugement.
La preuve
Concernant la preuve des justes motifs, la jurisprudence a accepté la production d’enregistrements laissés par l’associé d’une société sur le répondeur téléphonique de son coassocié, transcrits par un huissier. Celle-ci n’est pas déloyale et constitue un mode de preuve admissible pour établir la mésentente entre associés.
Le principe de loyauté de preuves prohibe de tenir compte d’enregistrements établis à l’insu de l’intéressé, il n’en est pas de même lorsque l’interlocuteur a procédé lui-même en connaissance de cause à l’enregistrement de ses propos.
Lorsque ceux-ci concernent l’activité professionnelle des intéressés, ils ne relèvent pas de l’intimité de la vie privée et leur divulgation dans le cadre d’une instance en dissolution d’une société pour mésentente ne se heurte à aucune prohibition.